L’apocalypse a déjà eu lieu
Sur l’afrofuturisme, son rapport au passé, et la dimension radicalement futuriste de l'histoire des subalternes
Dans les mois qui ont suivi la publication de mon premier roman La Prophétie des Sœurs-Serpents (Slalom, 2022), quelques personnes m’ont fait part de leur étonnement légitime face à mon choix de qualifier celui-ci de roman afrofuturiste. En effet, qu’y aurait-il de « futuriste » à ce récit historico-fantastique, mettant en scène un voyage vers le 17ème siècle à la rencontre de ces aïeules africaines et « amérindiennes » kalinago qui vécurent aux premiers temps de la colonisation des Antilles ?
Cette question, apparemment anodine, ouvre la porte à une réflexion salutaire sur ce qu’est profondément l’afrofuturisme. En effet, ce mouvement artistico-littéraire demeure encore largement méconnu, et se voit bien souvent réduit à de la “science-fiction écrite par des auteur.ices noir.es”. Pourtant, sa densité philosophique et son caractère protéiforme lui confèrent une portée bien plus vaste.
En tant que romancière nourrie par le réalisme magique et les spiritualités mystiques de la Caraïbe, mais aussi, en tant qu’autrice de non-fiction écrivant sur l’histoire subalterniste du fait colonial, je vois entre afrofuturisme et passé historique un lien évident.
En effet, s’il comporte souvent une réflexion afro-ancrée sur la technologie postmoderne et ses potentialités dystopiques, l’Afrofuturisme se définit moins par le cadre temporel de ses récits, que par l’horizon qui les infuse tous : celui de la libération collective.
En réalité, depuis ses fondements, l’Afrofuturisme n’a cessé de convoquer les spectres du passé des diasporas noires, faisant résonner ses échos de déracinement, d’asservissement, et surtout de révolte – avec ceux du présent. Cela, avec l’ambition constante d’exhumer du terreau ancestral les semences radicales à même de refertiliser nos imaginaires ; car après tout, eux seuls détiennent le pouvoir d’accoucher de futurs émancipés – des futurs décoloniaux, égalitaires, en harmonie avec la Terre et le non-humain.
“To Survive, Know the Past, Let it Touch You”
Il n’est pas anodin que le roman le plus célèbre d’Octavia Butler – écrivaine emblématique de l’afrofuturisme littéraire -, ne soit autre que Kindred (1973), un récit dans lequel une héroïne afro-étasunienne contemporaine effectue un voyage temporel vers le passé et se retrouve propulsée à la rencontre de ses ancêtres, dans le Maryland esclavagiste du début du 19ème siècle.
Même dans ses textes de nature plus évidemment futuriste, cette fascination pour le passé demeure, et prend même des atours mystiques : « to survive, know the past, let it touch you », proclame ainsi le verset 64 du Book of the Living I, bible fictionnelle du monde dystopique et postapocalyptique dans lequel se déroule son roman La Parabole des Talents (1993). Chez un écrivain comme Ishmael Reed, ce rapport futuriste au passé était même explicite, puisqu’il assimilait son œuvre à de la nécromancie – l’art psychomagique d’utiliser les morts pour expliquer le présent et prophétiser le futur[1].
L’afrofuturisme propose une voie d’émancipation vis-à-vis du diktat de la modernité occidentale et de son corollaire, le mythe illusoire du « progrès ». Pour les afrodescendant.es et plus généralement, pour les peuples colonisés, il s’agit de se réapproprier le pouvoir créateur de définir nos timelines, pouvoir que le colonialisme nous a confisqué. En effet, la colonialité du monde affecte jusqu’à notre façon de concevoir le temps et de l’ordonner.
Comme l’a célèbrement démontré Mircea Eliade dans son ouvrage Le Mythe de l’Eternel Retour[2], le paradigme temporel occidental moderne naît avec l’humanisme de la Renaissance, et se consolide avec le positivisme scientifique des Lumières. Il porte la vision d’un temps anthropomorphique, conçu comme une longue progression linéaire qui serait mise en mouvement par les avancées techniques de l’homme (et, plus précisément, du mâle blanc européen).
Une illustration intéressante de cette occidentalisation hégémonique de nos conceptions du temps réside dans le fait que l’historiographie de l’Afrique et des Amériques demeure à ce jour tout entière structurée par le moment colonial, même lorsqu’elle émane de chercheurs « décoloniaux ». C’est ainsi que, dans un article paru en 2011 dans le Journal of African History, l’historien Richard Reid, professeur à la SOAS de Londres, déplorait la mainmise de l’histoire « moderne » (celle du 19ème et du 20ème siècle) dans les départements d’histoire africaine. Avec impertinence, il s’interrogeait sur la convention – largement non-questionnée – qui amène à diviser l’histoire du continent entre histoire « précoloniale », histoire « coloniale » et histoire « post-coloniale »[3]…. Comme si c’était l’invasion européenne qui permettait de faire sens de l’histoire africaine. Transparaît ici une paradoxale réminiscence de l’idée bien connue selon laquelle la « rencontre » avec l’Europe, propulsant les peuples africains dans une prétendue « modernité », les aurait fait sortir du néant anhistorique dans lequel ils macéraient auparavant.
A l’inverse de ce paradigme occidental linéaire, les paradigmes extra-européens qui infusent l’afrofuturisme perçoivent le temps comme une répétition circulaire, sans démarcations, de sorte que ses évènements se répercutent au présent.
Bien que non africaine et donc, théoriquement située hors le champ de cet article, la cosmogonie hindou en fournit un exemple fascinant, puisqu’elle organise le temps en âges se succédant dans un ordre implacable et sans fin. La période que nous vivons actuellement, dénommée le « Kali Yuga », constitue d’ailleurs l’âge final du cycle, celui de la destruction donc, mais aussi, celui de la renaissance…
Le regard vers le passé que propose l’afrofuturisme fait acte de guérison collective. Comme l’exprimait Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre[4], le plus grand crime de la colonisation est d’avoir ôté aux peuples colonisés le souvenir de ce qu’ils furent avant elle. La colonisation ne fut pas que l’anéantissement des corps par les massacres et l’esclavage ; elle fut aussi un anéantissement épistémologique : aliénation culturelle, spoliation des traditions et ses savoirs, extinction de langues et de cosmovisions…
Ainsi l’afrofuturisme fait-il sienne la conviction qu’il est vital d’aller contacter qui nous étions avant cet apocalypse colonial, afin de pouvoir enfin imaginer qui nous serons après lui.
Voici venu le temps des Femmes
Je l’ai dit en introduction - l’afrofuturisme traite essentiellement de la libération. Et pour en parler, qui mieux que les femmes noires et indigènes (et plus largement les « non-hommes » : personnes queers, non-binaires…), elles qui se situent historiquement à l’intersection des systèmes de domination racial, patriarcal, capitaliste et colonial ?
L’historien emblématique de la tradition du Black Radicalism, Cedric Robinson, affirmait que les opprimé.es de l’histoire sont revêtu.es d’une autorité morale particulière : les « peuples en crise », écrivait-il, entretiennent une relation presque symbiotique entre les aspects épistémiques et pratiques/quotidiens de la justice[5].
C’est précisément cette idée qui a guidé l’écriture de mon roman La Prophétie des Sœurs Serpents, lequel explore l’histoire de la Martinique à travers le regard de quatre femmes, dont une « Amérindienne » autochtone kalinago, et une Ouest-Africaine yoruba déportée en esclavage sur l’île.
Nuance à laquelle j’attache une importance fondamentale : bien que le récit traite de l’esclavagisme et de l’accaparement de la terre kalinago aux premiers temps de la colonisation française, il ne s’agit pas d’un roman sur l’oppression, mais d’un roman sur la résistance à l’oppression. Pour tisser le récit, je me suis ainsi appuyée sur la riche historiographie des résistances féminines au colonialisme dans la Caraïbe, à laquelle j’ai voulu donner corps à travers des personnages de femmes réelles, incarnées, évoluant au sein d’un univers magico-mystique.
La double timeline qui structure le roman, au moyen d’un permanent effet miroir « passé-présent », met en évidence la généalogie qui lie non seulement notre oppression contemporaine, mais aussi et surtout nos mouvements de résistances, aux combats et aux vies menés par nos aïeules.
Afrofuturisme et « Tout-Monde » : le futur imaginé depuis la Caraïbe
Lorsqu’il s’écrit depuis la Caraïbe, l’afrofuturisme n’est pas qu’ « afro » : il ne puise pas ses sources dans la seule Afrique, mais convoque également les mondes autochtones « amérindiens », sud-asiatiques, etc… autant d’influences composant la marmite génétique et culturelle inouïe qu’incarne cette région. La Caraïbe est décrite par de nombreux historiens et anthropologues comme le laboratoire historique de la modernité[6] et la première forme de diaspora[7] : elle est l’incarnation du « tout-monde » prophétisé par Edouard Glissant et, en cela, s’avère radicalement futuriste.
Inspiré par la densité unique de l’histoire caribéenne à l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’afrofuturisme antillais[8] explore ainsi une riche palette de questions philosophiques et politiques d’une actualité jamais démentie : comment les subalternes subissent, négocient et re-conquièrent le pouvoir ; la relation entre identités singulières et universalité ; la créolisation et la “diasporisation” des identités ; la vision transcendantale d’une histoire douloureuse qui, au milieu de la négation de l’humain la plus abjecte, a vu fleurir farouche résilience et incroyable créativité collectives ; enfin, la puissance du mawonaj (marronage, en référence aux « nègres marrons », à savoir les esclaves qui fuyaient les plantations et allaient se réfugier dans les mornes, à l’abri de la forêt dense), une éthique de la rébellion collective qui, plutôt que d’attaquer frontalement le pouvoir, préfère lui opposer des modèles alternatifs - des sociétés indociles, fleurissant clandestinement en marge de l’Empire et le menaçant par leur simple existence…[9]
A ce stade, on l’aura bien compris : l’afrofuturisme n’est pas qu’exploration artistique et littéraire, mais bien une vision philosophico-politique à part entière. D’ailleurs, le choix de la fiction comme médium pour porter cette vision s’avère en lui-même éloquent : là où le format de l’essai académique aurait été plus conventionnellement attendu pour pareille mission, les penseur.ses afrofuturistes lui préfèrent celui des histoires, remettant encore davantage en question les contours de la scientificité cartésienne occidentale.
Colonisation, génocides épistémologiques et art de survivre à l’annihilation…
Le titre de cet article est inspiré d’une formule de l’écrivaine afrofuturiste Alexis Pauline Gumbs[10], étasunienne d’origine caribéenne. Pour les peuples colonisés, écrit-elle, « l’apocalypse n’est pas nouveau ».
Africain.es esclavagisé.es qui furent arraché.es à leur terre, à leurs langues, à leurs noms et à leurs mondes conceptuels, pour être déporté.es vers des sociétés coloniales qu’on pourrait à bien des égards qualifier de dystopiques ; peuples autochtones des Amériques qui furent victimes de génocides de masse et virent les envahisseurs européens détruire méthodiquement les écosystèmes avec lesquels ils avaient vécu en harmonie depuis des millénaires… Pour eux tous.tes, et pour nous leurs descendant.es, la fin du monde n’est ni théorique, ni un futur lointain. C’est une réalité passée et présente, à laquelle nous avons déjà survécu et continuons sans cesse de devoir survivre.
C’est pourquoi nos récits et nos généalogies recèlent d’expériences et de sagesses quant à l’art de survivre et de continuer à rêver demain au beau milieu de la dévastation. Et si nos savoirs et nos imaginaires avaient le pouvoir d’aider le reste du monde à faire face aux derniers stades de cet apocalypse dont nous connûmes les prémisses - le cauchemar du capitalisme tardif et l’effondrement écologique global ?
Ainsi en va-t-il, dans La Prophétie des Sœurs Serpents, des personnages de Funmilayo, Jeannette et Eliza, toutes inspirées de femmes réelles croisées entre les lignes des archives : rendant hommage à ces milliers de femmes anonymes, englouties par les limbes de l’histoire, elles nous rappellent les innombrables stratégies de résistance quotidiennes qui étaient déployées par les esclavagisées afin de se réapproprier autonomie, mobilité et dignité, faisant un usage créatif et subversif de la marge de manœuvre très limitée dont elles disposaient dans le système totalitaire de la plantation.
En particulier, l’une des scènes qui m’a été la plus émouvante à écrire est celle du « bal » clandestin : à la faveur de la pénombre, les femmes de l’habitation La Touche se subtilisent au regard omniprésent du maître blanc et, dans le secret de la forêt, se parent des tissus précieux et interdits, avant de danser jusqu’au bout de la nuit. Cette scène m’a été inspirée d’une anecdote réelle ayant eu lieu sur une plantation du sud des États-Unis au milieu du xixe siècle, et documentée par l’historienne Stephanie Camp dans sa magnifique monographie Closer to Freedom: Enslaved Women and Everyday Resistance in the Plantation South...[11] Tandis qu’au présent, nos libertés et nos voies de résistance se voient toujours plus rognées et encadrées par un biopouvoir technologique en pleine croissance, il y a, dans la danse de ces femmes d’il y a trois-cent ans, une sagesse précieuse quant à l’art de résister par tous les moyens, y compris – et surtout – par les moyens les plus modestes, qui s’avèrent parfois les plus puissants… Par le corps. Par la joie. Par la communauté.
Il en va de même d’une autre des protagonistes du roman, la jeune Nonoum, chamane kalinago en devenir dont la destinée est brutalement interceptée par l’arrivée des colons. Face à la destruction des siens et de son monde, petite Nonoum deviendra grande et, avec dans le cœur le goût de la paix, n’hésitera pas à prendra les armes. Non pas pour annihiler les oppresseurs – une rage-réflexe qui ne serait alors que le reflet et le rejeton de la leur -, mais bien plutôt, dans un acte d’Amour suprême. Un Amour qui, en les terrassant, rappelle les oppresseurs à leur propre humanité qu’ils ont eux-mêmes niée et ensauvagée.
Dans sa sainte colère, Nonoum se fait héraut de la Terre elle-même, elle qui se voit profanée et exploitée par les plantations-monocultures des envahisseurs. Ioüanacaérabarou – « la terre de la Martinique », terme intraduisible dans la langue française qui fait de la terre une chose morte – est ainsi un protagoniste à part entière du roman : à travers elle, j’ai voulu donner à voir une part infime de la puissance de la cosmovision amérindienne, laquelle a tant à nous enseigner à l’heure où notre survie en tant qu’espèce dépend de notre capacité à re-dialoguer avec la Terre.
« Les ancêtres ne sont pas une métaphore », nous rappelle la romancière franco-camerounaise Leonora Miano[12]: pour qui sait l’écouter, le passé est source de sagesse et d’expériences venant en aide aux vivants, et pouvant être mobilisés pour répondre aux défis de notre temps.
[1] Alondra Nelson, "Introduction". Social Text. 20 (2), 2022.
[2] Le Mythe de l’Eternel Retour, Mircea Eliade, 1949.
[3] Richard Reid. “PAST AND PRESENTISM: THE ‘PRECOLONIAL’ AND THE FORESHORTENING OF AFRICAN HISTORY.” The Journal of African History, vol. 52, no. 2, 2011, pp. 135–55.
[4] Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon, 1961.
[5] Cedric Robinson. On Racial Captalism, Black internationalism and Cultures of Resistance. Edited by H.L.T. Quan, 2019. p.3.
[6] Voir notamment les travaux de Sidney Mintz.
[7] Voir les travaux de Stuart Hall.
[8] Voir article d’Anaïs Stampfli dans Le Monde diplomatique : « Un grand souffle en Caraïbe », avril 2023, p.26. https://www.monde-diplomatique.fr/2023/04/STAMPFLI/65671
[9] Denetem Bona, « Lignes de fuite du marronage : le lyannaj ou l’esprit de la forêt », Multitudes, avril 2018, 70(1) 177.
[10] M Archive. After the End of the World, Alexis Pauline Gumbs, 2018
[11] Stephanie Camp, Enslaved Women and Everyday Resistance in the Plantation South, The University of North Carolina Press, 2005.
[12] La Saison de l’Ombre, Leonora Miano, 2013.
Merci pour cet article riche en réflexions et références. Définitivement un must read qui vient également compléter nos bibliographies. Je ne parle même pas du roman que l'historienne et lectrice en moi ont dévoré: lui aussi est et sera référence. Merci. Pamela Ohene-Nyako