Car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse
Réflexions sur la Palestine, la responsabilité morale des écrivain.es, et l'impératif de garder le coeur ouvert au mitan de la dystopie
Du bruit, tant de bruit. Le bruit des bombes qui, depuis trois semaines, pleuvent sur la Palestine. Le bruit des explosions, des tonnes de béton qui se liquéfient comme de la glaise. Le bruit des enfants qui crient à l’aide sous les gravats, des enfants aux membres sectionnés et aux os proéminents, des enfants qui pleurent en reconnaissant le cadavre de leur maman. Le bruit des pelles fébriles qui creusent les gravats, le bruit des médecins qui hurlent de désespoir face caméra, le bruit de cette vieille femme qui crie « nous sommes des êtres humains ». Le bruit des rapaces en col blanc qui défilent sur les écrans pour coasser que la victoire de « la civilisation » a le goût de 8000 morts et 1 million de déplacés.
Du bruit, tant de bruit en Palestine. Et pourtant, c’est le silence d’ici qui m’assourdit.
L’ironie du sort a voulu que, lorsque le génocide a commencé, je travaillais sur la note d’intention d’un projet de roman dystopique que je croyais alors particulièrement sombre. Une histoire de colonisation violente et de civils suppliciés au phosphore blanc… Joke’s on me.
En 1976, James Baldwin écrivait déjà sur le vertige le saisissant à la vue des films d’horreur dont le public étasunien se montrait si friand. Bien davantage que les effets spéciaux bas de gamme de L’Exorciste, à base de sauce tomate et de grosses ficelles, c’est l’hypocrisie de la société blanche qui le terrifiait. Une société aimant s’épouvanter à grands recours de fillettes possédées et de têtes sanglantes qui tournent à 360 degrés, mais incapable de reconnaître le véritable démon, le véritable enfer, que sont les Etats-Unis d’Amérique pour les millions de Noirs qui y vivent. Incapables d’identifier, dans leur participation active ou passive à cet enfer, dans la banalité du mal à laquelle ils souscrivent, la quintessence même de l’horreur.
« The Americans should certainly know more about evil than that; if they pretend otherwise, they are lying, and any black man can call them on this lie, he who has been treated as the devil recognizes the devil when they meet. » (James Baldwin, The Devil Finds Work, 1976).
Il y aurait beaucoup à dire sur le silence des auteur.ices de SFF qui écrivent des romans-fleuves peuplés de régimes oppressifs et de résistances sublimes, mais qui soudain ont le clavier en berne lorsqu’il s’agit de dénoncer la manifestation IRL de leurs récits cauchemardesques.
Se cacher derrière sa propre plume pour se soustraire à la responsabilité qu’elle confère, est un crime contre la littérature elle-même.
Les mots de Toni Morrison nous rappellent à notre sacerdoce en temps de crise : « C’est précisément le moment où les artistes se mettent au travail », a-t-elle écrit. « Il n’y a guère de place pour le désespoir, guère de place pour l’apitoiement sur soi, guère besoin de silence, guère d’espace pour la peur. Nous parlons, nous écrivons, nous faisons du langage. C’est ainsi que guérissent les civilisations ».
Me hantent aussi les silences des « féministes intersectionnelles » et autres « alliées », celles-là même qui semblent pulluler en terres françaises depuis que le féminisme#hashtag est devenu « à la mode » ; depuis que la machine capitalisto-médiatique l’a érigé en moyen de faire étalage de vertu politique à peu de frais, en prenant soin bien sûr de l’évider de sa praxis et de son exigeante radicalité.
M’atterrent leur tiédeur, leurs compromissions, leurs appels à la paix où manque le mot justice – ce mot crucial sans lequel « la paix » n’est rien d’autre qu’injonction faite aux opprimé.es de bien vouloir avoir l’amabilité de crever en silence.
« car la vie n’est pas un spectacle (…),
car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse »
a dit le poète Césaire.
« car l’un des moyens les plus efficaces pour perpétuer la domination, c’est d’indiquer aux dominés la façon dont ils doivent se soulever. »
a dit le révolté Fanon.
Et puis, il y a celleux qui préfèrent détourner les yeux, de peur que leur cœur explose. Celleux qui sont épuisé.es d’avoir déjà mené tant de batailles contre tant de dragons, et d’y avoir laissé leur peau et leur sanité ; celleux qui sont nés dans des corps racisés, et qui ne connaissent que trop bien le visage de l’exil, de la colonisation et de la déshumanisation ; celleux qui ne peuvent se résoudre à regarder infiniment rejoué le film d’horreur qu’est l’Occident.
À vous, j’adresse mon amour le plus profond. Parce que j’étais à votre place, parce que sans doute, je le suis un peu toujours, parce que ces dix années passées en France à devoir débattre de notre humanité m’ont laissé en souvenir une dépression chronique et un syndrome post-traumatique. Mais à vous, j’aimerais aussi redire que vivre, c’est avoir le cœur brisé.
Qu’il n’a jamais été question de gagner le combat, mais de le mener. Restez ici, maintenant. Ne cédez pas à la tentation de fuir. Ne prenez pas à témoin votre spiritualité pour vous emmurer dans des nuages. La plus haute voie spirituelle, disait Ram Dass, est de trouver comment s’enraciner pleinement dans le monde et sa souffrance. Trouver la balance entre détachement et engagement total. Demeurer assis.e au milieu du monde et regarder son cœur se briser encore et encore. Pour qu’à travers ses fissures pénètre la lumière.
Amour sur vous, amour sur nous. Amour sur les courageux.ses, les révolté.es, les compatissant.es. celleux qui soignent, celleux qui éduquent, celleux qui dénoncent.
Amour sur les compatissant.es, les sidéré.es, celleux qui prient et celleux qui pleurent.
Amour aussi sur les lâches, les silencieux.ses, les ignorant.es et les timoré.es.
Amour même sur les bourreaux, les complices, celleux qui souffrent et donc font souffrir ; celleux qui s’acharnent à abimer leur propre humanité.
Amour sur le peuple et la terre de Palestine. Amour sur tous les peuples colonisés. Amour sur tous les opprimés.
Amour.