Par l'un de ces merveilleux “hasards” dont ma vie est prodigue, j'ai eu la chance d'être invitée à participer à deux cérémonies d'Umbanda sur la belle terre de Guadeloupe. Cette tradition spirituelle originaire du Brésil, cousine du candomblé, est issue du fond culturel yoruba (Bénin/Nigéria).
Articulée autour du culte des Orishas, elle appartient à la grande famille des religions afro-diasporiques des Amériques-Caraïbe, arrivées à fond de cale avec les esclaves africain.es, au même titre que le vodou haïtien, la santería cubaine et le tjenbwa martiniquais...
Mon intérêt historique et anthropologique pour ces traditions n’est pas nouveau ; j'avais consacré 2 épisodes de mon podcast La Griotte Vagabonde en 2021. Et puis, il y a eu mon livre La Prophétie des Soeurs Serpents et ce personnage de Funmilayo, fille d’Oshun, qui au fil de la plume est devenue pour moi une mère et une soeur symbolique… Après l’expérience aussi magique qu’éprouvante que fut la rédaction de ce roman choral, je savais que ce n’était qu’une question de temps avant que je vive une telle expérience.
Je n’avais pas spécialement prévu d’en parler ici, mais c’est la demande explicite qui m’a été adressée durant ces cérémonies. Alors je m’exécute et vous en partage quelques bribes, tout en gardant le nanan pour moi…
Pendant l’une des cérémonies, alors que les corps drapés de blanc virevoltaient au rythme des paumes et des pontos, alors que l’esprit cédait sous les assauts sensoriels, j’eus soudain la sensation de n’être plus en 2024, mais en 1820. Sur une plantation de canne à sucre où nous nous serions assemblé.es pour célébrer l’une de nos rares journées de repos.
Un jeune homme s’est mis à tournoyer en pleurant, la force de sa carrure contrastant avec cette douceur infinie, et j’ai ressenti une peine sans âge. Comme s’ils étaient là avec nous dans cette petite pièce blanche face à l’océan, tous ces hommes sensibles, ces fils d’Oshun à qui l’on n’a jamais permis d’être fragiles. Et c’est alors que j’ai compris, encore plus profondément, que c’est à ces traditions que nous devions le miracle de notre survie.
À la différence des religions abrahamiques, les spiritualités afrodiasporiques frappent par leur caractère foncièrement sensuel et démocratique : elles sont chants, danses, tambours, bains, baumes, fleurs, plantes, parfums, larmes, rires, sueur.
Des traditions chamaniques actualisées par le monde de l’esclavage et par la Nature puissante de la Caraïbe, pour répondre aux besoins psychiques des déporté.es, dont le plus urgent était celui de reconstruire une communauté après avoir été arraché.es à leurs lignées natives et à leurs mondes conceptuels africains. « Lafanmi semble, Semble nan. Se Kreyòl nou yè, Pa genyen Gine enkò » dit un chant de vodou . « La famille, rassemblons-nous. Nous sommes créoles désormais, il n’y a plus d’Afrique ».
Dans cette philosophie syncrétique qui emprunte aussi bien au catholicisme qu'aux peuples premiers des Amériques-Caraïbes, l’être humain s’incline avec humilité face à l’impermanence : « moun fèt pou mouri ». La vie est difficile, mais elle n’est ni injuste ni juste. Pas de dualité entre le spirituel et le matériel : le sacré est concret, entremêlé à la vie quotidienne y compris dans ses aspects les plus prosaïques.
L’individu n’a pas d’existence autonome : il est enserré dans une toile qui le relie à la famille élargie, à la communauté, aux ancêtres décédés, aux Orishas/Lwas, aux esprits... Pas de notion abstraite de bien ou de mal : le bien, c’est tout ce qui permet de préserver cette toile, tissée de droits et de devoirs réciproques. Le mal est ce qui en perturbe l'équilibre.
Ainsi les rituels de guérison mettent-ils souvent en scène une confrontation entre les forces de la vie et celles de la mort. Lorsqu’iels se saisissent d’un objet rituel sur l’autel, les praticien.nes doivent souvent le balancer de gauche à droite pour activer les esprits qui lui sont associés. Cet acte de balancer n’a rien d’anodin : la balance, l’équilibre, n’est pas un état figé, mais une condition dynamique, sans cesse recomposée dans une éternelle danse des contraires qui refonde le monde.
Dans son ouvrage Mama Lola (1991), l’anthropologue étasunienne Catherine McCarthy Brown définit le vodou comme « un dépôt de toute la sagesse accumulée par un peuple qui a vécu l’esclavage, la famine, la maladie, la répression, la corruption et la violence – toutes en excès ». Après avoir assisté à ces cérémonies, j’ai envie d’y ajouter : l’amour, la communauté et la guérison.
Sources bibliographiques sur le vodou et les religions afrodiasporiques, à retrouver dans mon podcast La Griotte Vagabonde :
Philippe Descola, “L’animisme est-il une religion ? », in Sciences Humaines, Grands Dossiers, n°5, déc. 2006
Douglas J. Falen, African Science Witchcraft, Vodun, and Healing in Southern Benin, 2018, The University of Wisconsin Press, Madison.
Robin Horton, “African Traditional Thought and Western Science, Part I. From Tradition to Science”, in 1967, Africa: Journal of the International African Institute, Vol. 37, No. 1, pp.50-71.
Laënnec HURBON, “Le statut du vodou et l’histoire de l’anthropologie”, in Gradhiva, Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, no 1, 2005, pp. 153-163.
Elizabeth McAlister, “Love, Sex and Gender Embodied: The Spirits of Haitian Vodou”, pp. 128–145, in Love, Gender and Sexuality in the World Religions, Nancy Martin et Joseph Runzo, (éds.), 2000, Oxford Oneworld Press.
Karen McCarthy Brown, “Afro-Caribbean Spirituality: A Haitian Case Study”, pp. 1-26, in Vodou in Haitian Life and Culture, Claudine Michel and Patrick Bellegarde-Smith (éds.), 2006, Palgrave McMillan, New York.
Claudine Michel, “Vodou in Haiti: Way of Life and Mode of Survival”, pp. 27-38, in Vodou in Haitian Life and Culture, Claudine Michel et Patrick Bellegarde-Smith (éds.), 2006, Palgrave McMillan, New York.
Pierre Pluchon, « Vaudou, sorciers, empoisonneurs, de Saint-Domingue à Haïti », in Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 79, n°296, 3e trimestre 1992. pp. 434-435.
Tomas Prower, Magic LGBT+ Spirituality and Culture From Around the World, p.83, 2018, Woodbury, MN: Llewellyn Worldwide.
Mambo Chita Tann, Haïtian Vodou, An Introduction to Haiti’s Indigenous Spiritual Tradition, 2012, Llewellyn Publications, Woodbury.
“le bien, c’est tout ce qui permet de préserver cette toile, tissée de droits et de devoirs réciproques. Le mal est ce qui en perturbe l'équilibre” je suis émue par ces lignes