"La tête ne nous sauvera pas" (part. 1) : L'Occident est une cosmovision, la "raison" en est le mythe fondateur
Colonialisme, capitalisme écocidaire et patriarcat résultent d'un même paradigme.
Le titre de cet article, “La tête ne nous sauvera pas”, est inspiré d’une formule de la poétesse Audre Lorde : “The head alone will not save us”.
La déesse Saraswati m’accompagne depuis longtemps. C’est sur son effigie que mes yeux se posèrent d’emblée lorsque, âgée d’à peine treize ans, je pénétrai dans le petit studio ventilé de Fort-de-France où je m’apprêtais à recevoir ma toute première leçon de Bharatanatyam (danse classique sacrée du Sud de l’Inde, que j’allais ensuite performer avec passion durant les quinze années suivantes). Dressée sur son cygne immaculé, auréolée d’une couronne de soleil, l’effigie de papier de la Déesse hindoue était sagement accrochée contre le mur du fond. Pourtant, elle me semblait pulser et absorber toute l’énergie de la pièce, attirant vers elle mon regard enfantin tout comme un vortex attire la lumière…
Cerveau gauche et cerveau droit, raison et émotion, esprit et corps…
J’étais alors loin de m’imaginer tout le cheminement que j’effectuerais dans l’art du Bharatanatyam - cette danse qui m’est si étrangère et pourtant si familière, moi, descendante de paysans tamils déportés à la fin du 19ème siècle vers les champs de canne à sucre des Antilles… Au-delà du dépassement physique que cet art m’a permis de pratiquer au fil des ans, ce qui me semble magique est surtout la transformation intérieure qu’il a en moi engendrée… En effet, la petite intello que j’étais alors (aujourd’hui « diagnostiquée » HPI et fortement soupçonnée d’autisme de haut niveau « asperger ») découvrait pour la première fois qu’elle n’était pas qu’un pur esprit, mais qu’elle était aussi corps et émotion. Un corps puissant et majestueux, capable d’exprimer, de ressentir et de donner à ressentir, par-delà ce que peuvent les mots et les concepts. Un corps capable d’être canal pour quelque chose d’aussi sublime qu’invisible, quelque chose venu de bien plus loin que ses humbles confins de chair et de sang…
Les années qui suivirent ma première rencontre avec Saraswati furent caractérisées par un profond mal-être existentiel, dont je ne me suis que récemment délivrée : celui de ne savoir définir ma juste place dans une société qui n’a de cesse d’opposer esprit et corps, cérébralité et sensibilité, intellect et intuition, raison et spiritualité… et qui, surtout, nous somme de trancher entre les deux. S’ils me semblaient à l’époque la marque honteuse de mon anormalité, les errements d’orientation qui furent les miens durant ma vingtaine – de l’avocature à la recherche en histoire, en passant par les affaires publiques et les sciences sociales… - n’étaient que la manifestation de mon rejet viscéral des cases exiguës que propose le monde du travail capitaliste. Serais-je artiste ou intellectuelle ? Erudite ou poétesse ? Engagée dans le monde, ou mystique ? Mon incapacité à choisir entre ces identités prétendument irréconciliables mais qui semblaient pourtant toutes m’habiter à la fois, m’a longtemps plongée dans des abîmes d’angoisse sans fin.
Plus tard, lorsque j’eus entamé mes études de recherche en histoire et sciences sociales, enfin apaisée à l’idée d’avoir fait un choix, ces dichotomies écrasantes allaient à nouveau me rattraper. Alors que je souhaitais mener une recherche engagée, infusée de ma sensibilité, de ma colère, mais aussi de ma créativité et de mon amour pour la résilience historique de ma communauté, j’allais cette fois me heurter à la plus honteuse des accusations pouvant être proférée à l’encontre d’un.e chercheur.euse : celle de la subjectivité… Devais-je donc taire la personne que j’étais, la trajectoire, les expériences et les émotions m’ayant façonnée, pour espérer que ma parole et ma pensée soient prises au sérieux ? Pour espérer être considérée comme davantage qu’une femme noire désespérément soumise à son affect (autre insulte suprême) ? Pendant un certain temps, j’y ai presque cru. J’ai fait mienne cette honte, et les contorsions douloureuses que cela m’a amenée à réaliser n’ont fait que me vider davantage de mon feu vital, jusqu’à un point qui aurait pu être celui du non-retour…
Mais la Vie est magie ; elle a surtout un sacré sens de l’humour. Car la réponse à mon mal-être, la clé de cette équation insoluble, était sous mon nez depuis le début. Elle attendait patiemment que je sois prête à la découvrir, sertie comme un diamant dans le sourire serein de Saraswati…
Ces dichotomies artificielles qui m’ont tant fait souffrir, Saraswati les pulvérise, elle qui d’une main joue de la cithare, et de l’autre tient le livre de l’érudition. Déesse-rivière de la cosmogonie védique, incarnant à la fois la connaissance, les arts, le travail intellectuel et la créativité, elle est celle qui aide l’humanité à réaliser l’essence (sara) de son être véritable (sva)[1]. Aujourd’hui, une petite statuette en bronze à son effigie est constamment posée sur mon bureau. Si d’aventure je me reprends à réactiver les vieux réflexes dualistes que m’ont inculqués le monde scolaire et universitaire, elle me rappelle que je suis Une. Que ce n’est pas en vain que l’être humain est doté d’un cerveau gauche et d’un cerveau droit, d’un hémisphère analytique et d’un autre, émotionnel et symbolique… Et que je ne serai jamais aussi puissante et efficace dans ce que j’entreprends, qu’en me tenant à égalité sur mes deux pieds…
Il est urgent de nous rappeler collectivement la sagesse simple que porte Saraswati en son sein. Car le danger et la souffrance engendrés par ces fausses dichotomies s’avèrent bien plus profonds que ceux pouvant causés à une jeune fille en quête identitaire…
L’Occident est une cosmovision ; la “raison”, le “progrès” et la « modernité » en sont les mythes fondateurs…
En vérité, ces oppositions fallacieuses, inculquées dès le plus jeune âge, constituent le germe et le fruit de la cosmovision occidentale dans tout ce qu’elle porte de plus destructeur.
Issu du mot allemand Weltanschauung, le concept de cosmovision désigne, selon les termes du psychanalyste Carl Jung, « non seulement une conception du monde mais aussi la manière dont on conçoit le monde »[2]. Autrement dit, une cosmovision est la représentation que se fait un groupe humain du monde et de sa place en son sein. Elle désigne aussi, comme le souligne Carl Jung, une attitude vis-à-vis du monde, et l’ensemble des méthodes qu’une culture donnée juge légitimes pour parvenir à le connaître : en cela, le terme fait directement référence aux modes de savoir et comporte une dimension profondément épistémologique.
Souvent croisé au détour d’articles d’ethnographie et d’anthropologie, volontiers appliqué à des cultures extra-européennes et non-blanches, ce concept semble s’appliquer avec bien moins d’évidence lorsqu’il s’agit de retourner le miroir pour analyser celui qui semble détenir le privilège d’analyser autrui…
Pourtant, n’en déplaise à l’image de rationalité pure qu’il se fait de lui-même, l’Occident, à l’instar des Yanomami d’Amazonie ou des Papous de Nouvelle-Guinée, a lui aussi une cosmovision… Plus encore, l’Occident est tout entier cosmovision. Car loin de désigner une réalité géographique ou culturelle objective, l’Occident constitue bel et bien une création idéologique et politique, un concept, qui s’inscrit dans une historicité singulière. A ce titre, parler de la cosmovision occidentale constitue un pléonasme flagrant. Il serait bien plus juste de parler de la cosmovision qu’est l’Occident. Et cette dernière ne saurait se confondre avec l’Europe, même si elle y est née : en effet, la cosmovision qu’est l’Occident est le modèle de civilisation qui s’est construit au cœur de la première entreprise coloniale aux Amériques dès le 15ème siècle, puis s’est cristallisé à travers l’avènement de la scientificité moderne, de l’individualisme libéral et du capitalisme économique. Preuve ultime de ce qu’Occident et Europe désignent deux réalités distinctes, la cosmovision qu’est l’Occident s’est tout d’abord employée à détruire les cosmovisions autochtones sur le continent européen même – celles des mondes paysans, ruraux et « païens » [3] ; celles des druides, des rebouteux et des sorcières [4] - avant de se déverser dans le reste du monde, semant partout le désenchantement, la désolation et l’exploitation.
Malgré son dédain affiché pour tout ce qui relève de la croyance et du non-démontrable, cette cosmovision repose pourtant sur un ensemble de mythes fondateurs, embrassés avec une ferveur quasi-religieuse : « la raison » ci-avant évoquée, et ses petites sœurs infernales que sont « le progrès » et « la modernité ».
De l’urgence de nous désintoxiquer du mythe de la rationalité
Ainsi, arrachant l’humain à sa propre part non-matérielle et non-rationnelle, la cosmovision qu’est l’Occident l’a tout entier arraché à la « Nature » et au Sacré, dont il n’est pourtant qu’un fruit infime. En hissant son intellect sur un pied d’estale, elle a infériorisé sa dimension charnelle, émotionnelle et spirituelle, et en a fait un être mutilé, errant pitoyablement dans un désert torché par le déni de sa propre animalité.
Et c’est précisément cette séparation illusoire, cette dualité, qui a permis la réification, la domination et l’exploitation de tout ce qui fut refoulé hors la catégorie de « l’Homme moderne et rationnel » : à savoir le Vivant non-humain, mais aussi les femmes et les non-blancs - tout autant d’êtres renvoyé.es à l’état de “Nature” et aux étages prétendument inférieurs de l’émotion et de la bestialité charnelle.
Cette critique de la dualité corps-esprit se situe au fondement même de l’éthique écoféministe. Figure emblématique du mouvement, l’activiste et sorcière Starhawk résume la problématique en les termes suivants :
« L’histoire de la civilisation patriarcale pourrait être lue comme un effort cumulatif pour briser ce lien, pour séparer l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. [...] Cette rupture fonde les oppressions inséparables de race, de sexe, de classe, et la destruction écologique. »[5]
La philosophe australienne Val Plumwood, qui analyse de façon critique l’anthropocentrisme au cœur de la cosmovision occidentale, écrit quant à elle :
« Le rapport des dualismes avec la perspective du maître apparaît dans beaucoup de sources anciennes. [...] Par exemple, Aristote, dans un célèbre passage des Politiques justifiant l’esclavage, met en relation ces dualismes afin de justifier la domination de l’humain sur la nature, de l’homme sur la femme, du maître sur l’esclave et de la raison sur le corps et les émotions »[6].
Ce constat du lien consubstantiel entre la nature dualiste de la cosmovision occidentale et son caractère oppressif se retrouve également à la source de la pensée décoloniale, notamment chez le sociologue péruvien Aníbal Quijano :
« Voilà, sans doute, le moment initial de ce qui, depuis le 17ème siècle, se constitue en mythe fondateur de la modernité : l’idée d’un état originaire de nature dans l’histoire de l’espèce et d’une échelle de développement historique qui va du ‘primitif’ (le plus proche de la ‘nature’, qui inclut bien sûr les ‘Noirs’ avant tout et ensuite les ‘Indiens’), jusqu’au plus ‘civilisé’ (l’Europe, bien entendu, en passant par l’’Orient’ - Inde, Chine). Le fait que la catégorie culturelle opposée à ‘Occident’ soit ‘Orient’ est très révélateur. Les ‘Noirs’ et les ‘Indiens’ – surtout les premiers – sont complètement absents de la carte eurocentrique du processus culturel de l’espèce humaine. »[7]
Aussi, nous désintoxiquer – car c’est bien de cela qu’il s’agit : une drogue hallucinogène et particulièrement léthale – de cette cosmovision dualiste et hiérarchisante relève-t-il de la nécessité la plus absolue. Car tous nos efforts externes pour lutter contre les legs de ce modèle mortifère - le capitalisme écocidaire, le patriarcat et la colonialité du monde - demeureront vains tant que nous n’aurons pas déraciné en nous-même les graines qui en sont au fondement.
C’est avant tout en nous-même qu’il nous faut recoudre la déchirure entre cerveau droit et cerveau gauche, entre part féminine et masculine ; en nous-même encore qu’il convient de mettre fin à la violente domination de notre « culture » sur notre « nature » ; en nous-même, enfin, que nous devons remettre à sa juste place notre dimension intellectuelle, pour réhabiliter nos dimensions charnelle, émotionnelle et spirituelle.
C’est bien là la seule et unique voie de notre guérison collective, voire de notre survie en tant qu’espèce.
(Suite à venir).
[1] Adéla Sandness, « La voix de la rivière de l'être : Études sur la mythologie de Sarasvati en Inde ancienne ». In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 112, 2003-2004. 2003. pp. 447-450.
[2] Carl Jung, Seelenprobleme der Gegenwart, Rascher, Zurich, 1931. Cité dans « Psychologie analytique et conception du monde », in Problèmes de l'Âme moderne, Buchet Chastel, 1976, p. 95-129
[3] A cet égard, l’historien Eugène Weber va jusqu’à parler de « colonisation intérieure » pour décrire ce mouvement de destruction culturelle, linguistique et spirituelle, opéré par les élites parisiennes et l’Etat-nation en consolidation sur les mondes ruraux. Voir Eugène Weber, La fin des terroirs : La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayrad, 1983.
[4] SilviaFederici, Caliban and the Witch, Women, The Body and Primitive Accumulation, Autonomedia, 2004.
[5] Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, Magie et Politique, Cambourakis, 2015 (édition originale : 1982), p. 19.
[6] Val Plumwood, Environmental Culture. The Ecological Crisis of Reason, Londres, Routledge, 2001. Cité par Jeanne Burgart Goutal, « Déconstruire le carno-phallogocentrisme : l’écoféminisme comme critique de la rationalité occidentale », PhænEx 11, no 1 (printemps/été 2016) : 22-48.
[7] Aníbal Quijano, « ‘Race’ et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no. 3, 2007, pp. 111-118.
Ce texte est littéralement ce que mon âme attendait depuis longtemps, merci ♥️
Un texte fondamental et qui tombe à point :-) Merci d'avoir osé et pu mettre en mots ce qui pour beaucoup d'entre nous a créé et continue de créer des tensions. Un véritable appel à la libération et, surtout, à la réconciliation intérieure. Mille mercis. Hâte de la lire la suite!