On ne peut hacker l'existence ; seulement la vivre
Mort identitaire, (més)aventures en monastère bouddhiste, pelage de pommes de terre, et autres épiphanies spirituelles.
Il y a un an pile, j'atteignais le paroxysme d'un long processus de mort identitaire entamé en 2018. Coincée entre la perte de celle que j'avais été et la naissance douloureuse de celle que je serais, je sentais mes entrailles hurler leur besoin vital de trouver un lieu capable d'accueillir le deuil immense qui me traversait.
Je venais de passer deux années à vivre comme une enfant sauvage au cœur de la forêt maternante de mon île natale, après avoir fui du jour au lendemain ma vie parisienne sur un coup de folie qui était surtout un cri de survie. Au cours des longues heures hors du temps que j’avais ainsi passées à contempler le bal des lucioles, à écouter le vent bruisser dans les bambous et à laisser flotter mon corps dans l’eau douce et l’eau salée jusqu’à ce que mes doigts soient fripés comme des pruneaux, j’avais observé l’ego se décomposer, couche par couche, peau par peau.
Je ne veux plus jouer à “être quelqu’un”
Durant deux décennies, mon parcours avait été sans faute, élitiste et prestigieux. J’avais couru derrière le succès et ce fameux “accomplissement de mon être” dont on nous gave à la sauce capitaliste et développement personnel. Oui, j’avais gesticulé dans tous les sens pour « devenir quelqu’un ». Désormais, sans job et sans la moindre perspective ni même envie de carrière, j’étais en train d’apprendre à n’être personne, voire à n'être rien. Me sentant plus fougère qu'humaine, je perdais tout sens d'individualité. Et cela était aussi terrifiant qu'extatique et libérateur.
Pourtant, en ce mois d’août 2022, je me trouvais à nouveau au seuil d’un profond changement. A la rentrée de septembre, mon premier livre allait paraître en librairies dans toute la France ; un accomplissement qui n’était pas motivé par une quête extérieure, mais par un purpose - un appel de mon âme, remontant à ma plus tendre enfance. Il était temps de sortir de mon sanctuaire pour retourner dans le monde. Non pas pour y faire ce que j’y avais à faire – une entreprise qui me paraissait désormais profondément vaine -, mais bien plutôt, pour y être celle que je devais être. Ces deux années hors du temps, protégées par mon cocon de Nature, avaient été salutaires, mais je le savais, je ne pourrais pas passer toute ma vie à fuir la vie.
Seulement, j’avais l’impression d’avoir perdu la notice. Comment recommencer à fonctionner dans le monde lorsqu’on a pris conscience de sa vacuité, sans retour en arrière possible ? Si cette existence est une simulation, une pièce de théâtre, alors comment continuer à jouer son personnage lorsqu’on a aperçu la machinerie et les décors ? Et surtout, pourquoi s'entêter à être quelqu'un, quelque chose, lorsqu’en n'étant Rien, on Est le Tout ?
Je me retrouvais emmêlée dans une tension qui, je le découvrirais bien plus tard, avait affligé bien des mystiques avant moi.
Comment fonctionner dans le monde lorsqu’on a pris conscience de sa vacuité ?
Cette tension, c’était celle du difficile équilibre entre détachement et engagement. D’une part, un détachement nécessaire vis-à-vis d’un monde et d’un “soi” faits d’impermanence et d’illusions ; d’autre part, un engagement plein et total dans un monde empli de souffrance, qui requiert notre compassion et notre plus haute contribution.
Mais après avoir passé ma vie dans l’extrême de l’attachement névrosé aux illusions de ce monde, je me sentais désormais osciller dangereusement vers un autre extrême – un détachement déséquilibré, aussi appelé : nihilisme. A quoi bon ? – telle était la question qui me hantait du matin au soir. Une question qui devenait de plus en préoccupante à mesure qu’approchait la rentrée, avec son cortège de dédicaces, d’interviews et d’autres engagements où je serais amenée à « performer » ce personnage qui à présent me semblait si dérisoire.
Une chose était claire : il me fallait agir, et vite.
Mon plan initial était de faire le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Un ami qui l’avait parcouru quelques années auparavant m’avait confié y être parti alors qu’il se trouvait face à un tournant similaire au mien. Sa perte de sens l’avait amené à marcher durant deux mois le long des sentiers de campagne espagnols, jusqu’au point le plus occidental de l’Europe – un petit village venteux du nom de Finisterre où, dressé du haut d’une falaise vertigineuse, il avait laissé partir sa peine et son deuil dans les eaux déchaînées de l’Atlantique. Mais malgré mon enthousiasme, je dus vite me rendre à l’évidence que la rigueur du camino était peu compatible avec ma santé fragile.
Assis.e face au mur, pas d’échappatoire
C'est donc de façon hasardeuse, à l’issue d'une recherche google effectuée au cœur d’une nuit sans sommeil, que je me retrouvai à débarquer dans un monastère sōtō zen. J'avais entendu parler de la sévérité de cette branche du bouddhisme, réputée pour son caractère épuré et "straight to the point". But god was I NOT ready.
Durant les 10 jours que j'y séjournai, ma question existentielle reçut pour toute réponse un mur de silence et de pierre, et malgré mon amour des jolies métaphores, je dois préciser que ceci n’en est pas une : la méditation zazen a la particularité d'être pratiquée sans objet, assis.e les yeux ouverts face à un mur, et donc, face à soi-même.
En lieu et place des discours métaphysiques auxquels je m’attendais, je fus invitée à me lever à 6 heures du matin, à prendre les repas dans un réfectoire au silence pesant, à éviter les conversations inutiles et à baisser les yeux pour tourner mon regard vers l’intérieur. Mais aussi, à peler les pommes de terre, à arracher les ronces des jardins, à balayer les feuilles mortes, à astiquer la vaisselle et à récurer les toilettes. Et toujours, à chacune de mes tentatives de poser ma fameuse question aux moines que je réussissais à happer dans les corridors, cette réponse invariable : "Pratiquez zazen, la réponse est dans zazen".
Était-ce une blague ? Oh ça, pour pratiquer zazen, je pratiquais zazen ! Quatre séances d’une heure par jour, tous les jours, jusqu’à ce que mon dos et mon derrière soient perclus de courbatures et rigides comme du vieux bois.
Les jours passant, je sentais ma patience s’évaporer et ma colère bouillonner. Le silence absolu du monastère ne rendait mon bruit intérieur que plus tonitruant : qu’est-ce que je foutais là ? En quoi passer des heures à regarder un mur et à faire des corvées ménagères allaient-ils m’avancer en quoi que ce soit dans ma quête de réponses ? Et puis, pourquoi tous ces rituels ? Pourquoi m’incliner devant une statue de Bouddha ; pire encore, devant un Abbé, fait comme moi-même de chair, de sang et d’autres substances organiques qu'il est inutile de détailler ? J’en avais la migraine, tant mes ruminations rebondissaient du matin au soir sur les parois de mon crâne comme une balle de ping-pong en furie.
Laisser déferler les vagues de l’ego…
Il semble que je n’aie pas été la seule à trouver l’expérience déconcertante. Au sein du groupe de débutants dont je faisais partie, plusieurs personnes craquèrent et partirent avant la fin. Un homme au visage rigolard qui se présentait aux séances de zazen en jean – tenue pour le moins inadaptée et inconfortable -, et qui tentait probablement de fuir son propre malaise par des gloussements, de petites blagues et des regards furtifs, comme dans une quête désespérée de contact visuel et de connivence au milieu d’un océan de silence et d’austérité. Une femme, aussi, qui s’en alla au bout de quelques jours, en larmes et en colère après une boutade de l’Abbé à son encontre. J’aurais pu les suivre, mais étrangement, quelque chose en moi me commandait de rester.
Alors je restai.
Et à mon propre étonnement, à mesure que passaient les vagues de ma frustration, je sentis mon monstrueux cyclone intérieur diminuer, puis s’apaiser, jusqu’à n’être plus qu’un chuchotement de vent. C’était comme si l’ego, fatigué de se crisper et de se défendre, avait fini par lâcher, pour découvrir que de l’autre côté de la résistance, résidait une paix profonde. Et alors, ce fut comme si mes yeux voyaient pour la première fois.
Ce que j’avais pris pour des corvées agaçantes, était pratique spirituelle à part entière ; des moments où l’on était invité à goûter à l’instant présent et au mushotoku - un terme zen japonais signifiant : le fait de faire ce qui doit être fait, quand il doit être fait, et tel qu’il doit être fait, en y mettant tout son cœur et sans recherche de gain personnel.
Le silence et l’austérité des rapports humains, étaient en fait intégrité et sobriété, et en leur cœur, je ressentais un sens de communauté authentique : dépouillé.es de toutes les conventions sociales, de leur bavardages sérieux comme futiles, et des tentatives inconscientes de se faire « bien voir » d’autrui, nous pouvions enfin nous apprécier pour qui nous étions, sans besoin de prouver quoi que ce soit ; ensemble parce qu’on ne peut exister autrement.
Ce que j’avais exécré comme des rituels obscurs et grégaires, étaient en fait autant d’opportunités de casser en soi non seulement le besoin maladif de l’ego de se distinguer par son individualité, mais aussi, la soif vaine de tout comprendre intellectuellement.
L’inclinaison devant la statue du Bouddha et devant l’Abbé, que j’avais rejetées comme de l’idolâtrie, n’étaient en fait que l’inclinaison du soi face au Soi : en m’inclinant devant eux, c’est devant le Dharma - l'enseignement, la Voie - et devant ma propre nature de Bouddha, sommeillant derrière les voiles de l’illusion, que je m’inclinais.
Et c’est au bout du dernier jour, assise en zazen devant un pan de mur dont je commençais à connaître par cœur la moindre crevasse, que la magie se produisit. « Portez une attention totale à votre posture. La qualité de l’esprit dépend de la qualité de la posture », dit la voix profonde de l’Abbé, résonnant dans nos dos. « Ni trop rigide, ni trop lâche. Trop rigide – on a mal au dos et à la tête. On se laisse happer par le bavardage mental. Trop lâche – on finit par s’endormir sur le coussin. Le juste équilibre change à chaque instant, il faut ajuster en permanence sa posture.»
On ne peut faire de la bicyclette en serrant les freins
Les larmes me montèrent immédiatement aux yeux. Oui, c’était ça. La réponse que je cherchais depuis le début était là, dans ce conseil on ne peut plus pratico-pratique et prosaïque sur la posture corporelle à adopter en méditation. Cela pourrait sembler sans rapport avec mes interrogations métaphysiques, mais c'est précisément là, je crois, que réside la magie et l'humour du cheminement spirituel : en redescendant sur terre, au plus ras des pâquerettes, on touche au plus près le ciel…
Comment, donc, trouver l’équilibre entre détachement nécessaire vis-à-vis du monde, et engagement juste dans le monde ? Eh bien, en trouvant l’équilibre entre les deux.
Si malgré mes interrogations insistantes, les moines avaient scrupuleusement évité de me répondre au cours des dix jours précédents, ce n’était pas par volonté retorse de leur part. En vérité, c’était clair à présent, l’absence de réponse était ma réponse.
Terrifiée par le devoir de cheminer cette existence sans mode d’emploi, j’avais cherché une réponse toute faite à une question aussi vieille que l’humanité, une question qui touche précisément à l’essence de l’existence humaine. C’est pour expérimenter ce profond mystère que nous vivons. A ma question, donc, il n’existe aucune réponse pouvant être articulée en mots ou en concepts. Seulement la nécessité de la vivre et, à chaque instant, d’ajuster sa posture. Ni trop rigide, pour ne pas tomber encore plus profondément dans l’esclavage d du Samsara, de l’attachement et de l’illusion. Ni trop lâche, au risque de sombrer dans l’apathie et le nihilisme, qui n'est que l’autre facette de l'illusion...
« Il faut dire un grand oui au jeu de la vie, avec ses souffrances et ses confusions, car on ne peut faire de la bicyclette tout en serrant les freins » avait dit l’Abbé, qui partageait manifestement mon goût des jolies métaphores.
Je rechuterais sans doute encore, prise dans la toile de mes angoisses existentielles incessantes, mais désormais, j’avais compris : on ne peut hacker l’existence ; on ne peut que la vivre. Elle était morte, celle que j’avais été durant mes années parisiennes, et il fallait que j’aie confiance en ce fait. Il fallait que je retourne dans le monde, que j’écrive, que j’y accomplisse mon purpose avec tout l’amour dont j’étais capable. Mais aussi, en prenant garde à chaque instant d’ajuster ma posture.
Il fallait que toujours, je garde au coeur ce paradoxe sublime : tout ceci n’est qu’une pièce de théâtre, et pourtant, il faut y tenir son rôle avec courage et dévotion. Mushotoku. Au final, il est vrai que rien n’a d’importance ; c’est précisément pour ça que tout est important…
Assise face à mon mur, je réprimai un fou rire tout en sentant les larmes rouler sur mes joues. Ces satanés moines avaient donc raison : la réponse est toujours dans zazen !
La coquille sur le chemin
Mon dernier jour au monastère se déroula comme dans un rêve étrange. Quelques minutes avant mon départ, alors que j’avais déjà enfilé mon sac à dos, un résident vint me trouver pour me dire que l’Abbé me faisait appeler dans son bureau. Persuadée qu’il allait me réprimander sur mon comportement durant le séjour et me bannir du monastère pour mes dix prochaines réincarnations, c’est le cœur battant que je me pris le chemin de la petite pièce isolée en bordure de jardin (oui, je suis une drama queen catastrophiste à l’imagination débordante, que voulez-vous ! Ce n’est pas pour rien que je suis écrivaine). A ma grande surprise, s’en suivit avec l’Abbé une discussion cœur à cœur et sans langue de bois, qui se conclut par un moment aussi beau que surprenant : d’un même mouvement spontané, l’Abbé et moi nous prîmes dans les bras pour nous dire au revoir. Alors que je me retrouvais à faire un hug avec ce vieux monsieur de presque 80 ans avec qui je n’avais en apparence rien en commun (et contre lequel j’avais passé une bonne partie du séjour à ruminer), j’eus envie de rire face à la drôleté fondamentale de cette existence, et face aux espiègleries dramatiques de mes émotions et de mon propre ego.
Peu après, tandis que j’attendais à la gare déserte du village le train qui me ramènerait sur Paris, un détail sur le mur attira mon attention. Une coquille sculptée en forme de noix-de-saint-jacques, et une petite plaque discrète indiquant : « Point d’étape de l’itinéraire du pélerinage de Saint-Jacques de Compostelle ».
Je souris. La boucle était bouclée.
La Voie du Milieu toujours. J’ai lu il y a quelques années une citation qui m’est revenue en lisant ton témoignage « Nirvâna is understanding Samsara ». ✨ Merci pour ce texte qui arrive à point comme je suis dans l’étape face au nihilisme et que justement j’envisageais Le Camino !
Je n'aura sans doute pas les réponses aux questions que je me pose car je dois le vivre. L'existence sera la meilleure des réponses. Merci Isis 🧕🏽♥️