Que notre putrescence nous soit fertile (part. 1/3). Maladie chronique et diktat de la productivité
Ce que mon endométriose de stade 4 et ma neurodivergence m'ont appris de la dystopie capitaliste...
Dans cette série d’articles en trois parties, je me livre à une exploration des enjeux politiques qui sous-tendent la maladie chronique, le handicap et la neurodivergence. Quelques perspectives afroqueer, anticapitalistes et écologiques sur le pouvoir émancipateur de la contre-performance radicale.
La réflexion que vous vous apprêtez à lire ne m’est pas venue par la tête. Bien plutôt, c’est mon ventre qui me l’a soufflée. Pour entendre sa sagesse, tel Orphée plongeant aux enfers, il m’a fallu quitter l’arrogant et fragile promontoire sur lequel trône l’esprit, et descendre aux étages inférieurs, dans les sombres tréfonds du sang, de la bile et des tripes. Ici donc, j’ai prêté l’oreille à de nombreux murmures : ceux de mon utérus et de mes ovaires, englués dans un magma de kystes ; ceux de mon intestin, percé de douleurs acérées comme des canifs ; ceux de mon diaphragme, colonisé par des cellules endométriales à l’audace aventureuse.
Cela fera bientôt deux décennies que je vis avec l’endométriose. J’en rigole parfois en me disant que la longévité de notre compagnonnage dépasse de loin celle de bien des amitiés et de bien des amours ; il faut dire qu’elle m’est très fidèle, mon endo... Notez que lorsque j’écris « mon endo », c’est de façon on-ne-peut-plus intentionnelle : après des années passées à lui mener bataille à coups d’hormones synthétiques, d’ibuprofène et d’antispasmodiques, de tisanes en tous genre, de naturopathie, de régimes anti-inflammatoires, de yoga et de menaces de chirurgie, j’ai fini par lever le drapeau blanc. Il y a environ cinq ans, j’ai décidé que je ne serais plus une « endo warrior » - ce surnom par lequel se galvanisent les nombreux groupes de soutien dédiés à cette maladie qui affecte plus d’une femme sur dix à travers le globe (et un nombre encore plus important d’entre elles sur les terres chlordéconées des Antilles françaises[1] …). J’étais fatiguée de me battre. Je ne voulais plus de ce terme paradoxal qui, sous prétexte de m’empuissancer, attachait mon identité même à la maladie ; plus encore, la liait inextricablement à la notion de combat. De toute évidence, mon endométriose était bien décidée à camper là. Alors, quitte à devoir vivre avec elle, me dis-je, il valait mieux que j’en fasse une amie.
Encouragée par des discours new age plus ou moins douteux et par les réflexions croissantes sur les causes psychoémotionnelles des maladies chroniques, j’étais quasi-sûre de mon coup. Le début de la guérison, me répétais-je alors comme un mantra, était de ne plus se considérer comme une personne malade. Hélas, ce nouvel optimisme incantatoire n’allait pas faire long feu.
Il y eut d'abord une accalmie, qui dura même quelques années, et dont je me félicitai à tue-tête en affirmant à qui voulait bien l'entendre que je m'étais “guérie” de cette affection pourtant réputée incurable.
Mais bien entendu, les douleurs finirent par resurgir, presque d’un coup, et cette fois, accompagnées de règles hémorragiques d’une violence telle que je n’en avais pas connues depuis longtemps. La vérité, c'est que mon endométriose était simplement partie faire une promenade de santé, et lorsqu’elle se décida à revenir, ce fut avec une férocité redoublée.
Entre temps, comble du cynisme, de nouveaux symptômes avaient fait leur apparition : des fièvres fracassantes et leur cortège de courbatures, sueurs froides et sensations de brûlures sur la peau ; des nausées permanentes et une douleur lancinante à l'épaule et au poumon droits qu'aucune position ne soulage ; une étrange excroissance tuméfiée et douloureuse au niveau du nombril…
Les résultats d’IRM sont tombés, et avec eux, la dernière once d'assurance qu'il me restait encore. La maladie n'était pas seulement “revenue” après ces quelques années de guérison quasi-miraculeuse. Non, elle avait progressé. Les kystes avaient grossi. De nouvelles lésions avaient migré vers mon diaphragme, ce qui, selon les explications laconiques du gynécologue blasé, expliquait mes douleurs nouvelles à l'épaule et au poumon.
Les mots me manquent pour exprimer à quel point je fus assommée par cette annonce. Tous mes repères, mes certitudes, balayés. Ma croyance dans la bienveillance de la vie à mon égard ; dans ma capacité à surmonter tout obstacle par la force de ma volonté, dissolues à l'acide. L’espoir et l'impression fallacieuse de guérison qui avaient précédé cette rechute la rendaient d'autant plus cruelle, ironique même, comme si l'existence prenait un malin plaisir à se moquer de moi. J'avais pourtant appliqué tous les conseils, toutes les recettes, fait tous les efforts possibles et imaginables ! Le sentiment d'injustice mêlé de culpabilité était étouffant.
J'avais échoué. Échoué. Mais aussi fou que cela puisse sembler, c'est dans l'acceptation de ce petit mot à la saveur si dramatique, que se nichait peut-être le germe de ma véritable libération.
En ce début d’année, roulée en boule sur le carrelage froid de la salle de bain, exsangue et nauséeuse, mon corps inflammé n’étant plus qu’un champ de douleur, je fus frappée par une réalisation aussi amère que libératrice. Voie médicale, voie holistique, voie « spirituelle »… Là n’était pas la question. Bien que cela me coûtât de l’admettre, ma dernière entreprise visant à faire de mon endométriose « une amie » m’apparaissait alors dans toute sa navrante naïveté, mais aussi, dans toute son arrogance. Contrairement à ce que j’avais voulu me faire croire à moi-même, cette dernière tentative n’était guère différent de la longue bataille que je n’avais cessé de mener à la maladie. Il ne s’agissait ni plus ni moins que des deux facettes d’une seule et même posture : celle de l’endo warrior dont je croyais m’être détachée. Cette fois, plutôt que de courir vers la ligne de front, le fusil au bras, la warrior avait simplement décidé de courir dans la direction opposée, tournant le dos à la maladie.
Mais la constante dans tout cela, c’est que toujours, elle courait, courait, et courait encore, dans l’espoir de fuir ce qui la terrifiait plus que tout au monde : capituler. Oui, cesser de s’agiter, et s’asseoir avec la maladie. La dévisager sans ciller. Contempler ses ravages. Sans y chercher de solution miracle. Sans non plus les fuir. Et enfin, laisser monter ce deuil vertigineux qui, depuis deux décennies, attendait patiemment que je sois prête à le libérer.
Trois mois se sont ainsi écoulés durant lesquels, à la douleur physique débilitante, sont venues s’ajouter les ténèbres épaisses de la dépression clinique – une autre de ces « amies » qui, depuis l’adolescence, vient me visiter de façon régulière et ne semble jamais vouloir me lâcher très longtemps… Après des semaines de brouillard et d’interruption forcée de toute activité professionnelle et sociale, un diagnostic psychiatrique a fini par tomber, me faisant officiellement intégrer cette famille confidentielle à laquelle je me savais depuis longtemps appartenir : celle des neuro-atypiques.
Ainsi, à l’aube de ma trente-deuxième année de vie, et pour la première fois de mon existence, je commence à apprivoiser une réalité – et plus, encore, un adjectif – dont je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse s’appliquer à ma personne : handicapée.
Mon coming-out handicapé…
Cela pourrait sembler étonnant qu’il m’ait fallu si longtemps pour parvenir à la réalisation de mon handicap. En effet, nonobstant mes prouesses de high achiever et mes stratégies bien rôdées de surcompensation (de moins en moins efficaces à mesure que les années et l’épuisement chronique s’accumulent), le caractère invalidant de mon endométriose et de ma neuro-atypie sont difficilement niables…
Pourquoi, alors, ai-je donc tenu si longtemps à distance le mot permettant de décrire la réalité de ce vécu ? La raison la plus évidente à cela est que, dans mon imaginaire comme dans l’imaginaire majoritaire, ce terme est longtemps demeuré rattaché à une notion de « déficience », qui plus est visible, fût-elle physique ou cognitive. Malgré mon intérêt ancien pour les analyses de penseur.ses et militant.es anti-validistes, force est de constater que je restais prisonnière du prisme médico-biologisant que ces dernier.es ne cessent pourtant de dénoncer[2]. Ce prisme problématique présente le handicap comme un état objectif de « déficiences », sous-entendant ainsi l’existence d’une norme vis-à-vis de laquelle la personne handicapée serait en transgression. Mais la réalité, c’est qu’en matière de capacités, il n’existe aucune norme, aucun standard. Dès lors, face à la diversité réelle et naturelle (car oui, même la maladie est une donnée biologique naturelle) de nos corps et de nos esprits, le handicap constitue moins un état objectif de déficience, qu’une situation systémique d’infériorisation et d’exclusion, construite et entretenue par la société, ses idéologies et ses institutions[3]. En France, ce changement de paradigme, prôné depuis des décennies par les personnes handicapées elles-mêmes, est entré dans le droit par la loi du 11 février 2005, laquelle dispose que : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. »
La déficience n’est donc pas le fait la personne en situation de handicap, mais bien plutôt celui de son environnement social, lequel échoue à l’inclure, ou plus précisément, lequel fonctionne de façon à l’exclure.
Si le handicap fait si peur, s’il provoque ce sentiment de gêne et nous pousse à détourner les yeux, l’on préfère le taire et regarder ailleurs, c’est parce « qu’il provoque inconsciemment une interférence psychique qui renvoie à l’image de soi, chez celui qui en souffre comme chez celui qui regarde, (et) induit une idée de contre-performance »[4] - une idée insupportable et, disons-le clairement, dangereuse, lorsque l’on vit en dystopie capitaliste.
Vivre en dystopie capitaliste : diktat de la productivité et validisme internalisé
Il serait grossier de prétendre parler de handicap sans en aborder frontalement la nature politique. Car la « norme » vis-à-vis de laquelle divergent les personnes en situation de handicap, n’est autre que celle de la productivité capitaliste : est « normal.e » celui ou celle qui démontre sa capacité à supporter, de façon constante et (presque) sans accrocs, sans besoin d’adaptations ni d’accommodations, les exigences insensées de productivité imposées par le modèle capitaliste. A cet égard, il n’est pas anodin que la définition juridique du handicap ait durant longtemps été explicitement articulée autour de la notion de capacité au travail : ainsi en va-t-il de la loi française du 23 novembre 1957, qui considérait comme handicapée « toute personne dont les possibilités d’acquérir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites, par suite d’une insuffisance ou d’une diminution de ses capacités physiques ou mentales. »
On l’aura compris, le sujet du handicap n’est pas un sujet médical, ni un sujet de charité. C’est un sujet de justice sociale. Et comme tous les sujets de justice sociale, il se voit minimisé par le système oppressif, qui le représente comme un sujet « minoritaire », de niche, un sujet distant qui ne nourrirait aucun lien avec/n’emporterait aucune conséquence sur les existences des non-concerné.es. C’est là le fameux privilège valide, le abled privilege que l’écrivaine coréenne-étasunienne Mia Mingus définit précisément comme le luxe de ne pas se sentir concerné.e :
“Abled culture teaches abled people to be entitled. You are entitled to never have to learn anything about disability and ableism. You are entitled to get to move through the world, and through our movements, with little-to-no understanding or political analysis about disability, even as you pontificate about every other system of oppression and violence.”[5]
Là est la grande arnaque, la grande illusion du système capitaliste. Car la triste et sombre réalité, celle à laquelle nous aveugle notre conditionnement hégémonique, c’est que nous sommes tous.tes concerné.es par le validisme, que nous en soyons les bénéficiaires ou les victimes. Celleux de la première catégorie ne sont d’ailleurs jamais à l’abri d’un basculement inopiné vers la seconde, au gré des accidents et circonstances de la vie (maladie temporaire ou durable, vieillesse..) qui, un jour ou l’autre, aussi sûrement qu’un et un font deux, les feront déraper de l’autoroute glissante de la productivité, pour tomber dans les ravins sombres de l’anormalité…
Il faut ici insister sur un point : en matière de validisme, tout comme en matière de racisme et de sexisme, les catégories ne sont pas sans équivoques… Au sein d’un même individu, la frontière entre perpétrateur et victime s’avère souvent plus poreuse qu’il n’y paraît… a fortiori lorsque, comble de l’ironie, l’on s’érige en perpétrateur contre soi-même, sous la forme du validisme internalisé.
Depuis quelques mois, la flambée de mon endométriose et mon récent diagnostic de neuro-atypie ne me laissent d’autre choix que de déchirer le voile de l’illusion, pour enfin regarder dans les yeux mon propre validisme internalisé. Et à travers ces lignes, je souhaiterais vous inviter à en faire de même. Peut-être vous braquez vous subrepticement en me lisant. Vous soutenez la cause des personnes handicapées, vous rassurez-vous probablement. Vous donnez même l’arrondi aux associations à la caisse du supermarché… Pourtant, n’êtes-vous pas cellui qui se fait violence lorsqu’iel est épuisé.e, tout en culpabilisant lorsqu’iel ne se montre pas suffisamment productif.ve ? N’avez-vous pas tendance à « prendre sur vous » et à vous « dépasser » quand votre corps vous crie qu’il n’en peut plus ? N’êtes-vous pas cellui qui s’insulte de « nul.le » ou - injure suprême - de « fainéant.e » lorsqu’iel ne tient plus la cadence ? Cellui qui fait de l’effort un badge d’honneur et de vertu, et qui se booste à coups de no pain, no gain ? N’est-ce pas vous encore qui vous glorifiez d’être « toujours débordé.e », d’être un.e hustler ? Vous qui vous présentez en soirée en déclinant votre pédigrée professionnel en guise d’identité ? Vous qui, enfin, jetez un regard non avoué de pitié et de jugement sur celleux qui, contrairement à vous, se laissent flotter à la dérive de l’existence ?
Mon validisme internalisé à moi m’a trop longtemps rendue incapable de conscientiser ma situation de handicap et mon oppression, de les nommer pour ce qu’elles sont. Il m’a amenée à en avoir honte et, de ce fait, m’a privée des moyens de politiser mon expérience, en la réduisant artificiellement à une question individuelle.
Mais nommer correctement, c’est déjà reprendre le pouvoir.
[1] La recherche scientifique se penche sur les liens entre chlordécone/pesticides et flambée des cas d’endométriose aux Antilles françaises : https://www.bondyblog.fr/societe/sante/chlordecone-le-combat-des-ultramarins-continue/ ; https://www.vie-publique.fr/rapport/282870-pesticides-et-effets-sur-la-sante-nouvelles-donnees
[2] Kerr, David. « Mal nommer, c'est discriminer. Une comparaison entre France et Grande-Bretagne », VST - Vie sociale et traitements, vol. no92, no. 4, 2006, pp. 71-81.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Mia Mingus, “You Are Not Entitled To Our Deaths: COVID, Abled Supremacy & Interdependence”, 16 janvier 2002. https://leavingevidence.wordpress.com/2022/01/16/you-are-not-entitled-to-our-deaths-covid-abled-supremacy-interdependence/